Dès la première page j’ai su que ce roman serait parfait. Les premiers mots, les premières références, le prénom de l’héroïne, le lieu, tout me parlait et me soufflait de venir m’engouffrer dans ces pages et que le voyage serait inoubliable. Le Roman du Mariage, de Jeffrey Eugenides, est grandiose: mûri, complexe, fin, drôle, savoureux et bourré de références classiques choisies avec énormément de goût.
Nous y découvrons Madeleine, une jeune universitaire en lettres à l’Université de Brown, pas nécessairement la plus intelligente de sa promotion ni la plus assidue, mais une jeune fille vive, sensible, issue d’une famille aisée et particulièrement jolie. Le jour de sa remise de diplômes, se remettant à peine d’une rupture douloureuse, elle rencontre ses parents pour un petit déjeuner avant la cérémonie. Les chapitres reprennent ensuite l’histoire au commencement, relatent comment elle a rencontré son amoureux Leonard, un beau garçon intelligent mais bipolaire et comment Mitchell, son meilleur ami, est tombé amoureux d’elle.
Madeleine suit un séminaire déserté par les étudiants, Sémiotique 221, que l’auteur lui-même expliquera mieux que quiconque :
Selon Saunders, le roman avait connu son apogée avec le roman matrimonial et ne s’était jamais remis de sa disparition. A l’époque où la réussite sociale reposait sur le mariage, et où le mariage reposait sur l’argent, les romanciers tenaient un vrai sujet d’écriture. Les grandes épopées étaient consacrées à la guerre, les romans au mariage. L’égalité des sexes, une bonne chose pour les femmes, s’était révélée désastreuse pour le roman. Et le divorce lui avait donné le coup de grâce (…). Qui utilisait encore le mariage comme ressort narratif ? Personne.
Commence alors un triple défi: pour Jeffrey Eugenides, qui va rendre ses lettres de noblesse au mariage et l’instaurer coûte que coûte dans sa narration, où il finira inéluctablement par avoir un rôle mineur, défi pour Madeleine, qui va finir par faire de ce sujet son mémoire et construire à la fois son identité et sa conception de l’amour autour des concepts de Barthes, largement embrassés par son fiancé Léonard, et défi pour toute une génération perdue de jeunes adultes en construction, elle qui ne sait plus quelles sont ses valeurs à cette époque où tous les choix sont possibles.
Le triangle amoureux est extrêmement intelligent, équilibré et travaillé. Chaque personnage a une personnalité propre, un contexte, une sensibilité différente. Si Madeleine vit l’amour comme le vivait Henry James, avec passion, douleur et aucun recul, Leonard en déconstruit le discours jusqu’à ce qu’il perde tout son sens, et Mitchell en cherche la sublimation dans la théologie et le don de soi. Les trois identités nous permettent de vivre leur histoire sous trois angles différents et de faire nos propres choix face à la question posée à chacun : comment veut-on vivre son expérience de l’amour ? Madeleine, jeune fille aisée, jolie, bourgeoise, veut se considérer comme féministe et moderne mais elle est choquée que sa sœur divorce et choisit de se marier jeune. Sa modernité ? Revendiquer un penchant pour le sexe (ce qui dans les faits est complètement faux, puisqu’elle n’a jamais le courage d’assumer ses pulsions quand elles viennent), choisir un amant bipolaire et issu d’une classe sociale différente de la sienne. Bref, plus Elizabeth Bennet que Simone de Beauvoir. Leonard, lui, refuse de tomber dans les clichés du discours amoureux… Mais rappelons que c’est le beau gosse du campus, celui qui a mis dans son lit toutes les filles de sa promotion. Il refuse même l’amour quand il se présente à lui, mais finit par habiter avec sa fiancée, alourdi de nombreux kilos, ayant abandonné toute vie sociale et tout amour-propre. Mitchell le sage, éconduit de nombreuses fois, ne s’impose jamais et part en croisade pour retrouver le sens véritable de l’amour. Il choisit l’exil et l’abandon de tout, à commencer par ses cheveux, pour finir par ses livres chéris, et se fait éconduire une nouvelle fois, refusant à ce roman pourtant prédestiné, le happy ending qu’il réclamait depuis le début.
Jeffrey Eugenides reprend avec un talent fou ces sujets évidemment aussi intemporels qu’internationaux que sont les rapports amoureux, et les rend avec une modernité d’autant plus saisissante qu’elle se glisse dans un écrin universitaire riche et conservateur, et met en abîme les résultats de ses analyses en les calquant à une génération qui se croit différente, véritables petits sociologues en herbe se baissant pour observer des comportements qui sont exactement similaires aux leurs.
J’ai fait la même chose au même âge, nous raconte Eugenides. Madeleine est une jeune femme contemporaine qui n’a pas envie de se laisser aller à la sentimentalité de l’amour et qui décide de lire Barthes pour déconstruire le sentiment amoureux. Elle lit de la théorie pour s’armer contre l’amour. Et pourtant, rien n’y fait, elle y succombera. Le paradoxe avec ce texte de Barthes, qui est un exercice de déconstruction, c’est qu’il provoque l’effet inverse : les étudiants qui le lisaient autour de moi en fac en sortaient dans une humeur encore plus sentimentale. En tant qu’auteur, je suis face à mon texte comme Madeleine face à l’amour : je voulais écrire une histoire d’amour mais en l’écrivant depuis aujourd’hui, c’est-à-dire de façon expérimentale. Tiraillé entre l’écriture du sentiment et l’avant-garde littéraire.
(citation de l’auteur trouvée dans un excellent article des Inrocks)
Roman d’amour, roman d’initiation, roman de mariage aussi, mais un mariage moderne. Un mariage qui peut échouer, qui a été consommé, qui n’a plus une si grande signification. On n’est pas si loin de Jane Austen, ici aussi les mariages arrivent à la fin de l’intrigue et sont loin d’être l’élément important de la narration comme on peut le voir dans de mauvais livres de littérature pour filles. Mais les jeunes filles ne sont plus les mêmes. Les mariages non plus, loin d’être une fin en soi, ils peuvent être annulés, réinventés, trompés. Le personnage de Mitchell, étonnant avatar de l’auteur qui partage avec lui un nom de famille à consonance grecque, est justement le dernier rempart contre la perte de sens du discours amoureux moderne. Fragmenté et égoïste comme l’a remarqué Barthes, il est finalement à voie unique, et même s’il est le seul à le comprendre réellement, Mitchell se raccroche tout de même à ses sentiments avec force.
Comment un livre qui commence par citer Austen et Wharton peut jouxter à ces sages références des pages scandaleuses évoquant la gueule de bois massive et la robe tachée de Madeleine, comment peut-il coller un passage romantique à un dialogue sur l’éventualité de déféquer chez son copain ? Eugenides propose une alternance étonnante entre des passages écrits dans le style réaliste de Henry ou Austen, des passages incroyablement pragmatiques de la vie de tous les jours, et des passages qui lient un peu les deux réalités comme les deux passages que je cite ci-dessous, créant ainsi sa propre sémiotique du discours amoureux.
En écoutant Leonard, Madeleine se sentait handicapée par son enfance heureuse. Elle ne se demandait jamais pourquoi elle agissait de telle ou telle manière, ou en quoi ses parents avaient influencé sa personnalité. Avoir été privilégiée avait émoussé sa capacité d’observation. Alors qu’à Leonard, aucun détail n’échappait. Comme lorsqu’ils allèrent passer le week-end à Cape Cod (en partie pour visiter le laboratoire de Pilgrim Lake, où Leonard sollicitait un poste d’assistant). Sur la route du retour, dans la voiture, il dit :
– Comment tu fais ? Tu te retiens ?
– Quoi ?
– Tu te retiens. Pendant deux jours. Tu attends d’être rentrée chez toi.
Finissant par comprendre, Madeleine s’exclama :
– Non mais je rêve !
– Jamais, à aucun moment, tu n’as coulé un bronze en ma présence.
Voir Leonard aller mieux était comme lire certains livres difficiles. c’était comme on avançait péniblement dans les derniers romans d’Henry James, ou dans les pages sur la réforme agraire d’Anna Karénine, et que, brusquement, ça redevenait captivant et ça continuait à s’améliorer, jusqu’à ce qu’on soit tellement emballé qu’on en venait presque à être content du passage ennuyeux précédent car il n’avait rendu la suite que plus délectable.
J’ai personnellement adoré ce roman. Madeleine est parfaite. Elle a un filofax, vient d’une région que j’aime, n’achète son thé que chez Fortnum & Mason – et ne prend que de l’Earl Grey – elle va en weekend à Stowe, elle aime Austen, elle aime lire, les vieux livres dans les bed & breakfast, je me suis retrouvée à chacune des 572 pages du livre. Le roman est intelligent et sensible, un de ceux qu’on relira tous les dix ans avec un immense plaisir. Et au final la seule conclusion que l’on peut en tirer, à mes yeux, est que la conception de l’amour et l’expérience de l’amour se nourrissent fortement de nos lectures, et c’est un postulat auquel je ne peux qu’adhérer.
Si je peux me permettre un petit aparté… encore une fois le très mauvais quatrième de couverture dissuaderait presque d’ouvrir l’ouvrage et gâche franchement l’expérience.
♥♥♥♥♥ –5/5